16
— Je comprends pourquoi tu préférais descendre avant la nuit.
Bak se tenait au sommet d’une cataracte aux gradins immenses, où l’eau ne tombait plus depuis de longues générations. Le sergent Souemnout se retourna vers la file irrégulière qui s’étirait derrière eux.
— Je prie Sopdou qu’aucun de tes compagnons n’ait peur du vide.
Les Medjai, chargés des armes et des outres, ouvraient la procession. Ensuite venaient quatre soldats, deux munis de lances et de boucliers, les deux autres portant chacun un sac de turquoises. Derrière eux, Ouser et son groupe, qui cheminaient entre deux murs rocheux, ne pouvaient voir que la trouée où le sentier disparaissait. Plus loin encore, les soldats qui s’étaient chargés des provisions à l’aller tramaient sur le plateau, leurs jougs vides. Les autres aussi allaient d’un cœur léger : ils n’avaient plus de prisonniers à surveiller et ne redoutaient plus les pillards. L’expérience avait prouvé que le ravitaillement exerçait plus d’attrait que les turquoises aux yeux des nomades.
Bak regarda l’oued vertigineux dont ils devaient descendre la paroi. La chute semblait ne pas avoir de fin. À cause des replis du terrain, on n’en distinguait pas le fond, mais il songea que, pour les timorés, mieux valait ne pas savoir quelles difficultés les attendaient.
— Si l’un d’entre nous avait peur, ne pourrait-il redescendre au campement par le chemin de ce matin ?
— À cette heure tardive, les ombres sont trompeuses, de l’autre côté de la montagne. Il est facile de se perdre ou de faire un faux pas. Il devrait passer la nuit avec les mineurs et descendre au matin.
— Je vais leur parler.
Bak revint en arrière et réunit les hommes autour de lui. Il expliqua les deux choix qui s’offraient à eux.
— Je propose que vous vous placiez tour à tour à côté du sergent Souemnout et regardiez en bas. Si vous ne pensez pas pouvoir descendre, dites-le. Un soldat vous raccompagnera aux mines, de l’autre côté du plateau.
L’un après l’autre, ils allèrent jeter un coup d’œil sur le précipice. Aucun des Medjai ne s’émut de ce qu’il voyait, pas plus qu’Amonmosé, Ouser et Nebenkemet.
Ani étouffa un cri et recula. Il adressa à Bak et au sergent un sourire timide, puis, avec hésitation, s’approcha du bord pour regarder une seconde fois.
— Je suis terrifié, mais je peux le faire. À condition que tu m’aides, sergent, rectifia-t-il en se retournant vers Psouro.
Le Medjai scruta le petit homme, jaugeant la peur, la détermination. Enfin, il hocha la tête.
— Je resterai avec toi.
Ouensou vint voir. Il pâlit, mais resta au bord du gouffre, fixant la paroi.
— Moi aussi, j’ai peur et pourrais avoir besoin d’aide.
Un tel aveu avait de quoi surprendre, dans la bouche de ce jeune homme entêté. Avec un léger sourire, Nebrê se porta volontaire.
— Une fois que vous aurez commencé, il faudra aller jusqu’au bout, leur rappela Bak. On ne pourra pas faire demi-tour.
Les deux hommes, si différents l’un de l’autre, répondirent d’une seule voix :
— Je descendrai par là.
Environ à mi-hauteur, ils firent halte sur une corniche surplombant un léger dénivelé semblable à une ravine. Sur la pente opposée, la surface lisse et sombre conservait encore des bas-reliefs gravés par des mineurs d’autrefois. Juste au-dessus, Psouro avait dû aider Ani à franchir une partie difficile de la piste où la pierre s’était effritée, rendant les degrés naturels instables et glissants. Des gouttes de sueur roulaient sur le visage en feu du joaillier. La descente avait été ardue, et la peur avait dû la rendre dix fois pire.
Il se laissa choir par terre, s’essuya le front et sourit à Bak d’un air hagard.
— J’ai les genoux qui tremblent. Mais, jusqu’à présent, j’ai réussi à ne pas la perdre.
Il tapota le carré de lin bosselé accroché à sa ceinture, contenant la turquoise que lui avait donnée Teti. Psouro lui tendit une outre.
— Tu t’es bien débrouillé, chef. Quand j’ai vu cette passe étroite le long de la saillie, j’ai craint pour toi. Avancer le dos tourné à la pente était une excellente idée.
— J’avais si peur que j’ai cru rendre mon repas de midi.
Le sergent s’esclaffa et lui donna une petite tape amicale sur le dos.
— Du pain et de la bière… Ça n’aurait pas été une grande perte, à mon avis !
Bak sourit en les regardant. Psouro n’était pas du genre à donner du « chef » à n’importe qui. Le joaillier avait forcé son respect – et le sien aussi. Ani ne s’était jamais trouvé bien haut sur la liste de ses suspects, mais plus il le voyait, plus il était convaincu que jamais il n’aurait pu commettre un meurtre. Pendant le voyage, il avait démontré sa force intérieure et sa ténacité, toutefois il manquait de force physique et d’aisance dans la nature. Mû par une détermination suffisante, il aurait pu enfoncer une dague dans la poitrine ou le dos d’un homme, mais il ne serait jamais sorti du campement sans réveiller un des dormeurs.
Ouensou s’affala à côté d’Ani et, avec un sourire de gratitude, accepta l’outre, les mains tremblantes. Alors que son voisin était cramoisi, il avait les traits pâles et tirés.
— Mon père ne me croira jamais, quand je lui parlerai de cette piste.
— Envoie-le-moi, répondit Nebrê en riant, que je lui raconte combien de fois tu as repoussé ma main et refusé mon aide.
Ouser et Amonmosé, transpirant abondamment mais pas autrement troublés, poursuivaient une discussion amicale entamée en pleine descente. L’explorateur soutenait que l’oiseau qui planait au-dessus d’eux était un aigle. Le marchand jurait que c’était un vautour. Comme ce n’était guère qu’un point noir dans le ciel, Bak soupçonnait qu’ils se disputaient pour le plaisir. Nebenkemet, qui ne se ressentait pas plus qu’eux de cet exercice physique, s’était installé avec les soldats chargés des turquoises. Ils lançaient en l’air une petite pierre plate qu’ils avaient puisée dans le sac, et pariaient sur la face qu’elle présenterait en tombant.
Souemnout observait la position du soleil et les ombres, plus longues, plus denses sur les rochers. Bak comprit qu’il aurait voulu continuer, mais qu’il laissait Ouensou et Ani se reposer davantage, estimant qu’ils en avaient besoin. Il donna l’ordre à l’un des soldats de s’occuper de ses camarades à la traîne et fit signe aux autres, sauf à quatre, de passer devant.
Souemnout allait et venait sur la corniche, attendant que les plus vulnérables du groupe recouvrent leurs forces. Peu à peu, le teint d’Ani devint moins vif et le visage de Ouensou reprit un peu de couleur. Sachant que leur guide tenait à quitter la montagne avant la nuit, Bak se leva et proposa de partir. Le sergent lui sourit avec reconnaissance.
Les soldats responsables des pierres précieuses abandonnèrent leur jeu à contrecœur. Les gardes et les Medjai se levèrent et prirent leurs armes. Lorsque tout le monde fut debout, Souemnout, dans sa hâte à se remettre en route, s’engagea sur la partie la plus raide de la pente.
Bak se trouvait à plusieurs pas derrière quand un craquement sec l’arrêta net. Il chercha des yeux l’origine du bruit. Ne voyant rien, il continua. Se pouvait-il que la pierre éclate parfois, lorsqu’elle était exposée à une chaleur extrême, puis refroidissait à l’ombre ?
Un autre craquement – si proche, cette fois, que des éclats volèrent du rocher à côté duquel il se trouvait. Il se baissa et regarda autour de lui. Un mouvement, sur sa droite, attira son attention. Sur le bord opposé de la ravine s’était campé un homme grand et mince. La distance et le contre-jour empêchaient de distinguer son visage, toutefois, à sa posture, à la manière dont il ramenait son bras en arrière puis le projetait en avant, Bak devina son arme.
— Couchez-vous ! hurla-t-il en s’écartant vivement. On nous attaque à la fronde !
Un caillou l’atteignit à la cuisse droite, le faisant tomber sur des pierres. Jurant vertement, il rampa derrière un rocher creux. Souemnout, courbé en deux, se laissa glisser le long de la pente jusqu’à un petit tertre. Psouro, Nebrê et Kaha poussèrent les autres vers le pied de la piste par où ils étaient venus. Ainsi serrés dans cette sorte de renfoncement, ils étaient invisibles aux yeux de l’assaillant.
Bak examina rapidement sa cuisse. Excepté une légère rougeur, on ne voyait rien, mais une douleur sourde promettait un bleu impressionnant. Il n’avait pas d’illusion sur la puissance d’une fronde entre des mains expertes, et il remercia Amon de s’en être tiré à si bon compte. À l’armée, l’usage de cette arme de combat faisait partie de l’entraînement, et il avait entendu dire que les nomades l’utilisaient pour chasser la gazelle et l’ibex, quand ce n’était pas pour s’entretuer au cours de guerres tribales.
Souemnout cria aux soldats qu’il avait envoyés en avant de revenir, mais sa voix se réverbéra à travers les oueds, ses paroles déformées par l’écho. Au cas improbable où sa troupe entendrait, Bak doutait qu’elle comprenne ses ordres.
L’homme à la fronde lança une nouvelle pierre, imposant silence au sergent. Psouro jaillit de sa cachette et décocha une flèche. L’angle n’était pas bon et le tir s’avéra trop court. L’homme ne recula pas d’un pouce et parut même rire, rappelant à Bak celui qu’ils avaient poursuivi dans les contreforts de la montagne rouge.
Psouro rejoignit Nebrê et Kaha, auxquels il murmura quelques mots. Le premier plaça une flèche et leva son arc, prêt à bondir à découvert. Ménageant sa cuisse qui commençait à palpiter, Bak quitta à demi son abri. S’il pouvait détourner l’attention de l’ennemi…
— Chef ! Ne bouge pas ! cria Psouro.
L’homme fit voler un projectile qui s’écrasa contre le rocher, près de la tête de Bak. Au même instant, Nebrê se montra, les mâchoires crispées par la haine. Il banda son arc en un geste lent et délibéré. Sa flèche rasa sa cible du côté gauche, mais poursuivit sa course.
L’homme porta la main à son flanc, regarda ses doigts couverts de sang, puis visa Nebrê. Sa pierre érafla le bras du Medjai tandis que celui-ci préparait sa deuxième flèche. Kaha surgit en renfort. Alors, l’homme détala, échappant de justesse au trait de Kaha.
Les policiers empoignèrent leur carquois et une outre, coururent vers la cataracte et franchirent une pente de pierres branlantes à la poursuite de l’auteur de l’embuscade. Les deux gardes se précipitèrent derrière eux. Bak bondit de son abri, saisit une lance et les imita.
— Non ! s’écria Souemnout. Ne cherchez pas à le rattraper ! Il va bientôt faire nuit et vous ne connaissez pas la montagne !
Bak hésita, déchiré entre le bon sens et le désir de capturer leur assaillant.
— Revenez ! insista Souemnout.
À contrecœur, Bak ordonna aux hommes de renoncer. Bien qu’il n’ait pu distinguer le visage de l’homme à la fronde, son apparence physique lui était trop familière pour laisser place au doute. C’était le guetteur.
Bak avançait derrière Souemnout, fulminant de rage. L’ennemi avait le don singulier de toujours choisir le lieu et le moment qui lui assuraient l’avantage. Bak s’était juré de l’arrêter et savait qu’il réussirait, mais quand, et comment ?
Le chemin n’était plus aussi difficile, mais chaque pas avivait sa douleur à la cuisse, lui donnant l’intensité d’une plaie à vif. Une ecchymose s’était formée et commençait à s’étendre vers le bas. Comme si cela ne suffisait pas, la journée avait été longue ; il était fatigué et il avait faim. L’ombre des pics recouvrait peu à peu le paysage, annonciatrice de la nuit. Au moins, la chaleur déclinait.
— On y est, lieutenant !
Souemnout s’arrêta et tendit le doigt presque en face d’eux. Bak contempla l’oued en contrebas avec des sentiments mitigés. Il remerciait les dieux que le but apparaisse enfin, mais celui-ci semblait incroyablement loin. D’immenses pentes de grès rouge se déployaient au-dessous d’eux. En travers de la plus basse, une mince ligne pâle dessinait le chemin vers l’oued. Des acacias projetaient leur ombre sur une large bande de sable cuivré, qui disparaissait en serpentant entre des collines rouges, peut-être des éperons de la montagne de turquoise.
— La première pente n’est pas très éloignée, indiqua le sergent. Quand nous l’aurons atteinte, il ne s’agira plus que de mettre un pied devant l’autre.
Les soldats qui les avaient devancés, accoutumés à la descente, n’étaient nulle part en vue. Sans doute avaient-ils déjà regagné le campement. Bak les envia, songeant à la distance que ses compagnons et lui avaient encore à parcourir.
S’assurant d’un coup d’œil que ceux dont il était responsable suivaient toujours, Souemnout se remit en marche. Bak aussi regarda en arrière. Tout près, Psouro avançait à côté de Nebrê, tâchant de le convaincre que même s’ils avaient poursuivi l’homme à la fronde, ils n’auraient pu le rattraper. Le Medjai, rageant de ce nouvel échec, arborait une expression sombre et menaçante. Bak, qui éprouvait autant de colère, compatissait.
Bak était installé sur un épais coussin rembourré de paille, la jambe étendue devant lui dans le faible espoir de soulager sa cuisse. Mais ce n’était pas en se dorlotant qu’il guérirait, il le savait. Seul le temps effacerait l’hématome noir et la douleur constante qui le harcelait.
Le lieutenant Houy, impatient de disputer une nouvelle partie, avait insisté pour qu’il accepte le coussin. À présent, assis sur un tabouret de l’autre côté de la tablette, il disposait les pièces. Comme la première fois, il s’était attribué les bobines bleues et avait donné les cônes blancs à Bak. Le lieutenant Nebamon, assis sur une simple pierre, s’adossait contre le mur de la bâtisse qui servait de logis et de bureau à Houy et à son scribe. La lumière de la torche qui y était fixée laissait son visage dans l’ombre, mais éclairait la tablette de senet et les deux joueurs. Un chien jaune, aux pieds de Nebamon, tressaillait et geignait dans son sommeil.
Bak laissa Houy prendre trois de ses pièces avant de lui demander :
— Combien avez-vous de nomades, parmi vos ouvriers ?
— Entre vingt et vingt-cinq. Ils travaillent sur la montagne, où ils déblaient les mines, aident dans les carrières. Ils accomplissent toutes sortes de tâches qui nécessitent un effort physique plutôt que de l’intelligence ou du talent.
Houy examina les pièces sur le plateau. Faute de voir l’ouverture que Bak lui offrait, il opéra une manœuvre qui ne l’avançait guère. Nebamon ne put retenir un gloussement.
Si Houy s’en aperçut, il n’en montra rien.
— Trois femmes et leurs enfants restent dans ce campement pour s’occuper du bétail. Tu as sans doute remarqué que de nombreux nomades viennent ici faire du troc.
Il étudia le jeu, puis hocha la tête avec satisfaction. Bak ne put éviter de prendre la bobine qu’il venait de déplacer.
— Même du désert oriental ? interrogea-t-il.
— Pas souvent, répondit Houy, éberlué d’avoir perdu une pièce. Et ils restent rarement. La population locale nous considère comme une source de richesse. Elle n’aime pas partager avec des étrangers.
— Y en aurait-il en ce moment ?
— C’est possible. Mon scribe devrait le savoir.
— Tout homme qui veut travailler dans les mines se présente devant le scribe à son arrivée, expliqua Nebamon. Aussi longtemps qu’il reste, le contremaître porte chaque jour une marque sur un tesson. Quand il est prêt à partir, le tesson est transmis au scribe, qui remet au nomade un jeton à échanger au port contre un paiement en nature.
Bak soupira. N’importe qui pouvait traverser le camp et gravir la montagne sans jamais signaler sa présence. Un étranger aurait donc pu aller et venir sans qu’on le remarque, comme invisible. Il aurait parié un mois de rations que l’homme à la fronde n’avait pas même attiré un regard.
Bak perdit de justesse et tint à laisser Nebamon disputer la partie suivante. Mal jouer était beaucoup moins évident qu’il aurait cru. Cédant le coussin à l’officier des caravanes, il alla s’asseoir sur la pierre. Le chien se roula en boule et se rendormit avec un grognement de satisfaction.
Pendant que les officiers jouaient, les pensées de Bak revinrent au guetteur. Quelqu’un, dans le groupe, lui avait-il appris qu’ils comptaient venir à la montagne de turquoise ? Ou les avait-il simplement suivis à leur insu ? Sa connaissance du terrain de ce côté-ci de la mer était déconcertante. Alors que Bak et ses Medjai dépendaient de la caravane et de l’armée, l’ennemi n’était pas lié par de telles contraintes. Comment s’y prenait-il ?
Cette question ramena le policier à Minnakht. Celui-ci avait promis de rester à proximité. Bak songea à l’homme qu’il avait rencontré dans le désert, à celui qu’on lui avait tant vanté ces dernières semaines. Un explorateur intrépide, qui parcourait les terres les plus arides sans se laisser arrêter par l’adversité, et qui… Soudain, une nouvelle idée jaillit dans son cœur, impossible à écarter.
— Connaissez-vous un endroit, dans les parages, où quelqu’un pourrait trouver de l’eau et s’isoler des autres ?
— Là où tu trouves de l’eau, tu trouves des nomades, répliqua Houy d’un ton cassant.
Que lui arrivait-il ? Bak jeta un coup d’œil sur la tablette de senet. Nebamon avait gagné plus de la moitié des pièces de son camarade.
— La source la plus proche se trouve à l’ouest, près des mines de cuivre, dit l’officier des caravanes en prenant un autre pion.
Bak ne savait s’il avait l’esprit ailleurs ou s’il croyait que Houy avait été suffisamment ménagé pour cette nuit-là.
— Je cherche un lieu solitaire, où un homme pourrait se cacher lorsque les nomades amènent leur troupeau.
Houy lança un regard froid à son adversaire.
— Ton retour vers le port prend souvent un temps fou, Nebamon. Pouemrê dit que tu t’arrêtes à une oasis, au nord, où tu laisses tes hommes se détendre au lieu de convoyer au plus vite leur précieux chargement.
Frappé par ce ton agressif, Nebamon regarda le jeu avec plus d’attention et fut visiblement surpris de ce qu’il découvrait.
— Souvent ? Non. Rien que de temps en temps.
Il mit un cône en situation périlleuse et sourit à Bak d’un air penaud.
— Il y a un cours d’eau dans le premier grand oued au nord. Le trajet est plus long jusqu’au port, mais il m’arrive de rentrer par ce chemin afin que mes hommes et les ânes aient l’occasion de se baigner. L’eau a une odeur étrange et l’on ne peut la boire, toutefois cela fait du bien à tout le monde de se rafraîchir.
Il examina la tablette, semblant mûrir son prochain coup.
— Quelques nomades y vont, mais il est facile, si l’on veut éviter d’être vu, de remonter l’oued jusqu’à un endroit où le roc a été taillé par le vent et par l’eau comme par la main humaine.
Il poussa un nouveau cône en un geste propitiatoire. L’expression de Houy était presque apaisée.
— Mais sans eau douce, on ne pourrait tenir là-bas longtemps.
— On trouve une assez grande oasis, plus près de la mer, vers le sud. Les gens du port s’y ravitaillent. Elle est très fréquentée, si bien qu’on ne pourrait y rester sans être vu, mais on pourrait s’y glisser le temps d’abreuver les bêtes et de remplir les jarres. Penses-tu que l’agresseur campe dans une de ces oasis ? s’enquit-il en plaçant un autre cône sur le chemin de Houy, dont la bobine se dirigeait vers la case finale.
— Peut-être. Mais rappelle-toi que je cherche aussi Minnakht, répondit Bak en changeant de position, ce qui réveilla et le chien et la douleur dans sa cuisse.
— On ne l’a pas revu depuis qu’il a quitté le port, remarqua Houy sur un ton radouci. La plupart des gens pensent qu’il a regagné le désert oriental.
Bak resta aussi près de la vérité que possible.
— J’ai promis de suivre ses pas du début à la fin de son voyage. Je sais qu’il a visité la montagne de turquoise et les mines de cuivre. Il se peut qu’il ait quitté le port seulement pour accoster à un autre endroit du littoral. Près d’un point d’eau, nécessairement.
Voyant leur scepticisme, il ajouta avec un sourire contraint :
— Je ne dois négliger aucune possibilité, quelque vague qu’elle soit. Si je ne retrouve pas sa trace, je devrai rester dans le désert oriental jusqu’à ce que mon enquête aboutisse. Je préfère la compagnie des hommes de Kemet aux empreintes de nomades qui disparaissent à notre approche.
Nebamon lui adressa un bref sourire compatissant, puis sacrifia son dernier cône.
Houy exécuta le coup final et déclara sur un ton triomphal :
— Tu désires donc visiter ces oasis.
— Il te faudra y aller seul, précisa Nebamon. Cela rallongerait le chemin de ma caravane. Une nouvelle cargaison nous attend, sur un des vaisseaux avec lesquels tu es venu.
Bak s’en félicita. La seule vue d’une caravane approchant de l’oasis aurait fait filer son homme plus vite qu’un renard du désert.
— Serait-il possible qu’un de tes soldats me serve de guide ?
— Je peux envoyer avec toi un nomade à qui je confie souvent des messages à transmettre au port.
— Sa présence me serait précieuse.
Non seulement parce qu’il connaîtrait les oueds mieux que n’importe quel soldat, mais parce qu’il n’éveillerait pas les soupçons de l’homme que Bak espérait débusquer.
— J’aimerais d’abord voir les mines de cuivre. Quand projettes-tu de reprendre la route, Nebamon ?
L’officier rangea ses pièces dans le tiroir et sourit.
— En aurais-tu assez de la montagne de turquoise, lieutenant ?
— Plus qu’assez.
— Je pensais partir demain, avant la nuit.
— Je vais prévenir Ouser et les autres.
Bak se leva et bâilla, avant d’ajouter :
— Je préférerais qu’ils aillent au port avec toi. Tu n’y vois pas d’objection ?
Nebamon le regarda longuement, comme on regarde quelqu’un que l’on soupçonne d’intentions cachées.
— Ouser et Amonmosé sont d’agréables compagnons. Je les garderai, eux et les autres, hors de ton chemin.
— Vous comprenez donc ce que vous devez faire.
Bak donnait tout bas ses instructions afin que sa voix ne porte pas jusqu’au camp d’Ouser ou des soldats. Il était installé sur sa natte, la jambe allongée. Ses Medjai, assis autour de lui, se penchaient, l’air résolu, pour mieux entendre. Le chien jaune, qui l’avait suivi au sortir de chez Houy, était couché contre lui. Le ciel était d’encre, la multitude d’étoiles resplendissante, la lune immense et brillante.
— J’aimerais mieux rester avec toi, chef, dit Kaha tout en regardant Psouro comme pour chercher son soutien. Minmosé ou Nebrê ne pourraient-ils délivrer ton message ?
Minmosé s’agita, mal à l’aise à cette idée, et Nebrê bougonna. Le sergent resta muet.
— Ils ne parlent pas la langue des peuples du désert oriental, répliqua Bak. Toi, si.
— Ces gens ne comprennent pas la moitié de ce que je dis.
— Tant que tu peux les convaincre que tu dois parler à Nefertoum, le reste importe peu. Une fois devant lui, tu n’auras aucun problème. Notre langue lui est parfaitement familière.
— Et si je n’arrivais jamais devant lui ?
La patience de Bak était à bout. Il comprenait la réticence de Kaha à partir seul dans le désert, toutefois un ordre était un ordre.
— Reprenons, puisqu’il le faut : cherche une famille de nomades, montre-leur le pendentif et affirme que tu dois voir Nefertoum sur-le-champ. Quelqu’un te mènera à lui.
L’impatience de son chef ne pouvait échapper au Medjai, qui fixa d’un air lugubre le morceau de quartz dans sa paume.
— Si je réussis, quel message devrai-je lui transmettre ?
— Dis-lui que je reviendrai bientôt et que j’espère avoir Minnakht pour compagnon de voyage. Quand nous débarquerons, je désire qu’Amset nous retrouve sur le quai, à l’endroit où accostent les barges royales. Il nous conduira alors à Nefertoum, que je souhaite rejoindre à l’endroit où il a trouvé ceci.
Bak prit le pendentif dans la main de Kaha et le tint en l’air, laissant osciller le quartz au bout du lien de cuir. Puis il le lui rendit, et lui donna le rouleau de papyrus qu’il avait préparé.
— Remets ce document au lieutenant Pouemrê. Je lui demande de t’emmener au plus vite de l’autre côté de la mer. Le navire qu’il utilise pour porter des messages, que nous avons vu au port, est manœuvré par des soldats. Tu devrais avoir tout le temps d’entrer en contact avec Nefertoum.
— Devrai-je vous attendre sur le rivage avec l’enfant ? s’enquit Kaha.
— Tu resteras avec Nefertoum.
Kaha le regarda d’un air pitoyable.
— Je serai son otage.
— Je vais lui donner ce qu’il réclame. Il ne te fera pas de mal.
— Est-ce que tu ne t’avances pas un peu vite, chef ? demanda Psouro alors que Bak et lui contournaient l’enclos. Comment peux-tu être sûr que nous trouverons Minnakht dans une des oasis ?
Le chien jaune, attiré par ses congénères, avait couru dans les ténèbres et chassé une hyène trop audacieuse loin du campement. Les bêtes commençaient à s’apaiser ; l’agneau né dans la journée était en sécurité au milieu du troupeau.
— S’il n’y est pas, s’il ne nous a pas suivis comme il l’avait promis, je devrai néanmoins rencontrer Nefertoum. Seuls, nous n’avons aucun espoir de le revoir. Il nous faut l’aide d’un chef tribal, dont le peuple parcourt le désert en tous sens sans que rien ni personne ne lui échappe.
— Ils ne l’ont pas trouvé avant.
— Ils ne savaient pas quoi chercher.
— Tu avais juré de ne pas révéler qu’il vivait. Et maintenant, tu veux l’apprendre à Nefertoum. Est-ce bien sage ? Et s’il avait raison ? Si les nomades souhaitaient la mort de Minnakht ?